"C'est l'histoire d'un mec au
cheveux roses", de son viol, la
descente aux enfers et le procès.
"J'ai mis quinze ans pour pouvoir
l'écrire, raconte Ji Ro. Comme un
chien est mon témoignage, le
processus mental d'un anar qui
doit porter plainte." La lecture fait
froid dans le dos, entre récit et
analyse ; des mots sans
concession au rythme qui
bouscule, "pour dire que le danger
est toujours là". Résistance et
éloge de la différence."
Catherine Boulay, le Berry
Républicain
cheveux roses", de son viol, la
descente aux enfers et le procès.
"J'ai mis quinze ans pour pouvoir
l'écrire, raconte Ji Ro. Comme un
chien est mon témoignage, le
processus mental d'un anar qui
doit porter plainte." La lecture fait
froid dans le dos, entre récit et
analyse ; des mots sans
concession au rythme qui
bouscule, "pour dire que le danger
est toujours là". Résistance et
éloge de la différence."
Catherine Boulay, le Berry
Républicain
Comme un chien a été sélectionné pour le PRIX DU ROMAN GAY 2013, organisé par LES ÉDITIONS DU FRIGO. Mention spéciale "roman court".
1997.
Lyon.
Quartier de la Croix‐Rousse.
Jeudi.
Marcher vite. 16h50.
Courir. Se précipiter. Stresser.
Arrêt de bus. Numéro trois.
Attendre le bus en tapant des orteils
dans les
baskets. 16h51. 16h53. Se mordre les
dents
d'impatience. 16h54.
Le bus arrive. Monter dans le bus sans
raquer. Le bus démarre. Embouteillage.
Le
feu est rouge. 16h57.
Se mordre la lèvre et s'écorcher le
sang. Se
frotter le nez. Regarder dehors. Se
ronger les
ongles et les petites peaux autour.
Regarder
les passagers. Embouteillage. Regarder
son
poignet gauche alors qu'il n'y a pas de
montre. Regarder dehors.
Putain merde !
17 heures pile. Arrêt de bus.
Je saute du bus et me précipite vers
l'esplanade de la gare de la Part‐Dieu.
Mes
deux sacs de voyage sur le dos. Je
cours.
Même pas le temps de me dire que ce
quartier est vraiment moche et glauque.
Entrée du hall de la gare. La gare est
un
immense hall. Tableau des départs des
trains.
Bourges. Direction Nantes. Nantes.
C'est écrit
où. Départ dans deux minutes. Quai G.
Je
cherche. Quai G. Quai G. Je monte
l'escalator. Je suis sur le quai. Le
train est
encore là. Contrôleur. Pas de
contrôleur. Je
grimpe dans un wagon. Je souffle.
Relax. Je
file le long d'une allée de fauteuils.
Je
m'assois.
Je n'aurais jamais dû courir pour
prendre le
train. Je n'aurais jamais dû courir
pour
prendre ce train. Je n'aurais jamais dû
courir
pour me jeter dans la gueule de ce
train.
Quoique.
On ne dit jamais jamais.
Je m'assois au fond du wagon des
voyageurs. Au fond à gauche. Près de
la
porte à double battant. Près des
étagères à
bagages. Pour être invisible. Comme
n'importe quel cancre de la SNCF.
Parce que j'aimerais être invisible.
Me fondre
dans le décor du compartiment. Être
fauteuil
à la place du fauteuil. Parce que
c'est comme
ça, je crois que j'ai toujours espéré
être
invisible. Ou le contraire. C'est
tellement
désespérant.
Je me suis blotti sur le siège de la
dernière
rangée, au fond à gauche, parce que
cette
place en coin en vaut bien d'autres.
Elle me
protège du dehors. De là, j'observe
les
hostilités du monde. Je guette
l'ennemi.
En coin d'oeil.
Par goût. Par choix ou non‐choix.
Je me suis assis à cette place pour
qu'on me
foute la paix.
Les portes à double battant s'ouvrent
brusquement, et se referment
tranquillement
en laissant passer le froid de
l'extérieur. Les
poignées claquent telles des clapets,
et
ouvrent régulièrement ces portes d'un
bruit
sec et mécanique, lorsque quelqu'un
sort du
wagon pour aller aux chiottes, fumer
une
clope, pour téléphoner, marcher ou
changer
de compartiment. Je sursaute à chaque
ouverture. Mon coeur se serre, hoquette
et
défaille. Ça me stresse à
l'intérieur des nerfs.
Je n'ai pas envie de voir la tronche du
contrôleur débarquer.
Assis auprès de la fenêtre, mon
reflet regarde
les paysages de cette fin de journée
de fin
d'octobre. Les jours sont courts, trop
courts, à
ce moment‐là de l'année. C'est
l'automne.
Avec l'humidité de l'air qui annonce
la pluie.
Le froid qui annonce le froid. Et
l'ombre des
arbres. L'ombre des branches. Comme des
bras maigres et osseux qui
s'effeuillent et se
recroquevillent.
Je monte à Bourges pour la deuxième
édition
du festival Emo‐son.
Le trajet est long. Lyon, Roanne,
St‐Germain‐
des‐Fossés, Moulins‐sur‐Allier,
Saincaize, et
Bourges. Des heures de trajet.
La nuit est tombée.
Noire.
Le train traverse les campagnes, les
collines,
les bourgs et les petites villes. Le
wagon
secoue de temps en temps. Le roulement
des
roues sur les rails ronronne une
berceuse
métallique.
Monotonie.
Une jeune femme enceinte et son amie
sont
assises non loin de moi. L'une parle
tandis
que l'autre l'écoute.
‐ Mon beau‐frère, il est
conducteur de RER à
Paris. Ils ont des formations pour les
suicidés.
Ils leurs disent de ne pas les regarder
dans
les yeux. De détourner le regard si un
gars
sur le quai les fixe dans les yeux.
Quand un
gars te regarde dans les yeux, c'est
qu'il veut
se suicider. C'est déjà arrivé deux
fois à
Steeve. La première fois, le gars l'a
regardé
dans les yeux, mon beau‐frère a
détourné la
tête, et il a senti le corps sous les
roues. Il a
eu un mois d'arrêt maladie. Il a eu du
mal à
s'en remettre. Il était traumatisé.
La deuxième
fois, il a vu une gamine qui traversait
la voie
avec son vélo. Il a klaxonné klaxonné
mais la
gamine est restée immobile, pétrifiée.
Il a
freiné mais c'était trop tard. Quand
le train
s'est arrêté, il a été voir. Le
vélo était
déchiqueté mais la gamine avait juste
des
fractures aux jambes. Elle était pas
morte.
C'est pas croyable hein pas croyable.
‐ Bah oui, acquiesce sa copine,
surtout qu'elle
était innocente.
Il arrive parfois que les mots fassent
des
empreintes dans le silence.
Le contrôleur passe.
‐ Contrôle des billets s'il vous
plaît.
‐ Je n'ai pas de billet.
Je n'ai jamais de billet. Trop cher.
Puis, dans
ma culture punk à moi on grille le
train. Par
principe. On grille le train, on boit
de la bière,
du gin, de la vodka ; et du parfum
occasionnellement. Des trips à l'heure
du
goûter et du speed au petit déjeuner.
Pour se
déchirer la cervelle et danser sur les
strangulations de l'âme. On se bourre
la
gueule, on bosse pas, on squatte, on
resquille.
Like a hobo.
J'écoute de l'anarko‐punk, du
hard‐core, je
suis anti et j'emmerde le monde.
Philosophie
du fuck off et combines de branleur. La
vie
est un terrain de jeu désinvolte. Une
insolence aux règles du jeu. Vivre
libre ou
mourir. À bas l'humanité.
‐ Billet s'il vous plaît.
‐ Je n'ai pas de billet.
‐ Comment ça ?
‐ J'ai pas assez de monnaie.
‐ Pas de billet, pas de train. Vous
sortirez à la
prochaine gare.
Non. Je fais des pieds et des mains.
J'ai le
gosier qui ravale sa salive. Ça
craint. Je ne
lâche pas l'affaire. Je minaude.
J'essaie de
négocier. Parfois ça marche. Rien à
négocier.
Celui‐là est vraiment un fils de.
Il me jette du train à
Saint‐Germain‐des‐
Fossés. Le bled.
Quelle merde. Je fais pas le fier. Il
doit être
environ 19h30. Sept heures et demi du
soir à
Saint‐Germain‐des‐Fossés.
Je passe à la buvette boire un demi.
Le
prochain train est dans cinq heures. Il
va à
Vierzon. Et ne s'arrête pas à
Bourges.
Galère.
Il ne me reste presque plus de thune.
Qu'est‐ce que je fous là. Angoisse.
Pas content.
La nuit noire.
Je demande la direction de la poste à
la
patronne de la buvette. Je vais aller
retirer un
peu de caillasse à l'automate pour
boire
quelques bières en attendant le
prochain
train.
‐ Vous prenez la rue à droite en
sortant de la
gare.
‐ Ok. Merci.
Non loin de là, sur le chemin, je
croise une
bande de gars. Trois sont dans une
bagnole.
Trois autres boivent de l'alcool à
90°c
mélangé à du jus de fruits. La
bouteille
d'oasis en plastique est posée sur un
mur. Ils
parlent entre eux.
Je marche mains dans les poches. L'un
d'eux
attrape mon bonnet à mon passage. J'ai
les
cheveux roses. J'essaie de le
rattraper. J'ai
des bagues aux doigts, les ongles
longs,
correctement limés et vernis en rose
fluo.
‐ Pédé !
Je ne suis pas sûr de bien avoir
compris.
Ou je m'imagine que je n'ai pas
compris.
Ou je fais celui qui a compris autre
chose.
Je ricane comme un bouffon.
Les trois mecs dans la bagnole se
cassent.
Je reste seul avec les trois buveurs.
Celui qui
m'a pécho le bonnet porte un blouson
noir. Il
garde le bonnet à la main et ne veut
pas me
le rendre. Il m'attrape par le bras. Me
ceint.
Me le serre fort. Ne me lâche pas.
Il est grand.
Ils sont grands. Costauds.
‐ Pédé ! Ils ne parlent pas
français. Je ne
comprends pas. Ils me disent de boire.
Je
refuse. Ils me forcent. Je rentre mes
lèvres
dans ma bouche. Je ne ricane plus.
Je cherche à me barrer. À extirper
mon bras
de sa poigne. Mes sacs de voyage
glissent
de mes épaules. Je ne voudrais pas les
perdre. Il me serre le bras. Fort. Je
m'agrippe
aux sacs. Il m'entraîne petit à petit
vers
l'escalier qui mène au parc. Il me
tire. Les
autres me poussent. J'essaie de
résister.
J'essaie de parler. De me faire
comprendre.
De m'expliquer. De freiner mes pas.
Leurs
pas. Nos pas. Ils sont plus forts que
moi.
Je n'arrive pas à crier.
Le parc est mal éclairé. Humide et
froid.
J'essaie de leur dire que je ne suis
pas pédé.
Qu'ils se trompent.
Mais il est un fait : tout le monde
sait qu'un
mec hétéro, qu'un bon gars, qu'un
vrai mec,
n'a pas les cheveux roses, une paire de
lunettes fantaisie sur le nez, des
bagues aux
doigts... Et du vernis rose fluo sur
des ongles
longs, soigneusement limés, qui
feraient
crever de jalousie tous les faux ongles
de la
panoplie Barbie. Les hommes ne sont pas
des pédés. Et le vice est versa. Les
pédés ne
sont pas des mecs. C'est grâce à
cela, à la
pertinence de ces détails, qu'on nous
reconnait d'ailleurs.
Et ce savoir est collectif. Ils le
savent aussi.
Et ne me croient pas.
Je ne suis pas convaincant.
Non crédible.
‐ Pédé, disent‐ils.
Je ne sais pas ce qu'ils veulent.
Ou je feins de ne pas le savoir.
C'est la seule stratégie que j'ai
trouvée. C'est
franchement nase. Tout est tellement
brusque
et incontrôlé. J'ai tellement peur.
Mon coeur
frappe contre les barreaux de sa cage
thoracique. Je voudrais éviter le pire
sans me
dire une seconde que je suis déjà
dedans.
Je ne sais pas ce qu'il va se passer.
Je crois savoir ce qu'ils veulent qui
se passe.
Je crains ce qu'il va se passer.
Dans le parc, je suis encerclé par la
bande.
Le gars au blouson noir semble vouloir
apaiser la situation. Les deux autres
me
frappent. Chacun leur tour. Coups de
pied,
coups de poing, béquilles, balayettes,
je me
relève. Coups de poings. Je me relève.
Je
perds mes lunettes. Je tâte le sol
pour les
retrouver. Je les ramasse. Elles sont
esquintées. Les branches sont
écartées. Tor‐
dues. Elles tiennent mal sur le nez.
Coups de
pied dans la gueule. Éclair. Je sens
mon oeil
et ma bouche gonfler.
J'essaie de garder mon sang froid là
où tout
est turbulent. De maîtriser ce qui ne
se
maîtrise pas. De parler. Encore et
encore.
Mais les deux autres me frappent.
Encore et
encore. Chacun leur tour. Béquilles.
Balayettes. Je tombe. Je me relève.
Automatiquement. Pour résister. Ne pas
céder.
Ne pas leur laisser croire que je suis
foutu.
Ne pas leur laisser croire que je suis une
fiotte.
Ne pas être une proie facile.
Ils sont énervés.
Aldo. Loubri.
Je ne sais pas ce que je vais devenir.
Je ne
sais pas si je vais sortir de là
vivant. Pour le
moment, il n'y a pas d'issue. Aucune
issue.
Ce sont les maîtres. Je suis le chien.
Le blouson noir, celui qui m'a agrippé
le bras,
essaie de temps à autre de calmer ses
copains. Il m'amène vers le fond du
jardin.
Bouche. Il me dit « bouche ». Je
crois qu'il
me demande de le sucer. J'hésite. Si
je le
suce c'est que je suis pédé, alors
que j'essaie
de lui démontrer vainement le
contraire
depuis tout à l'heure. Je ne suis pas
pédé. Si
je le suce, je vais devoir
m'agenouiller et me
trouver dans une position dangereuse.
Lui
debout et moi à genoux. À sa merci. À
leur
merci. Ou, peut‐être, me
laisseront‐ils
tranquille une fois qu'ils auront
obtenu ce
qu'ils souhaitent. Je ne sais pas. Il
sort sa
bite. Je le suce. De façon neutre,
autant que
possible. C'est ma façon de résister.
Je le
laisse bouger sa queue dans ma bouche
sèche, mes lèvres gonflées par les
coups. Je
ne fais rien avec ma langue, comme une
grève générale. Ça ne lui convient
pas. Il
m'amène ailleurs, sur un muret, et
demande
de m'asseoir. Je m'assieds. Il appelle
un de
ses potes, le plus grand, qui à son
tour sort
sa bite de son futal de sport. Il
bande. Belle
queue. Je le suce tout en branlant le
premier.
Un bref instant, je me dis que ce
pourrait être
excitant. J'ai peur. J'ai le fond du
caleçon qui
mouille. Je bave de la bite. J'ai ma
cervelle
qui me dit que je serais peut‐être
agonisant
ou mort dans dix minutes. Qu'il
faudrait que je
pense à sauver ma peau et mes os. Tant
de
choses circulent et s'entrechoquent
dans ma
tête. Je sais que ces types peuvent me
tuer.
Le premier éjac dans ma bouche et
finit de se
branler sur moi. Je suce le gars au
blouson
noir qui finit par se lâcher dans ma
bouche.
Je crache. Le troisième surveille
l'entrée du
parc. Il les avertit d'un truc que je
ne
comprends pas.
Si. Je crois qu'il dit « gendarme ».
Peut‐être
que les gendarmes passent en bagnole
dans
la rue. Qu'il faut faire moins de
bruit. Je ne
sais pas. Je pourrais hurler. Je ne
hurle pas.
J'ai trop peur qu'ils me tuent si je
crie. Peur
de crier pour rien. Que les flics ne
m'entendent pas. Puis, peut‐être
qu'il leur a
dit autre chose. Peut‐être qu'il n'y
a pas de
gendarme.
Loubri. Aldo.
Ils me frappent à nouveau. Me frappent
encore. Le blouson noir qui jusque‐là
calmait
l'enthousiasme de ses potes, se
déchaîne. Je
voudrais partir. Que ça finisse. Mais
c'est pas
moi qui décide.
Pause.
Ils me fouillent, ouvrent mes sacs de
voyage
et trouvent mon couteau opinel. L'un
d'eux
ouvre la lame et menace de me couper
les
couilles. Ça ne s'arrête pas. Ça ne
s'arrête
plus. S'ils me coupent les couilles,
s'ils me
filent un coup de lame, ils devront me
tuer. Ils
ne pourront pas me laisser vivant.
Trempé
dans mon sang. Témoin. Je crois que je
vais
mourir. C'est une question de secondes
qui
s'écoulent. Vite et lentement en même
temps.
Je vais crever là. Je ne veux pas
crever. Je
me sens incapable de m'enfuir. Je
pourrais
m'échapper. Je crie.
Enfin.
Je crie.
Ils rangent mes affaires éparpillées
dans mes
sacs éparpillés. Tranquillement. Je
peux
partir. Je crois que je peux partir. Je
leur
demande. « Je peux partir ? ». Ils me
disent
de partir vite. Je prends mes sacs. Je
marche
rapidement sur l'herbe glissante. Ils
me
rattrapent. Balayette. Je glisse. Je
tombe. Ils
me savatent. Coups de pied. Je perds
mes
lunettes. Ils les ramassent et partent
avec.
Enfin, je suppose.
Je ne sais pas. Je ne vois pas.
Ils s'éloignent. Paisiblement. Comme
si de
rien n'était.
Je reste seul. Je reste là. Infiniment
seul.
Avec le parc.
J'entends encore leurs voix qui
s'éloignent.
Je cherche mes lunettes, baissé dans
l'herbe
mouillée. Je ne les trouve pas. Je ne
les
trouve plus.
Qu'est‐ce que je fais maintenant. Ils
m'ont dit
de partir vite. J'ai très peur. Ils
peuvent
revenir.
Je me casse. Vite. C'est où. Par où
je passe.
Le jardin est mal éclairé. La lumière
des
quelques lampadaires est floue sans mes
quatre yeux. Je cherche une sortie. Je
vois le
panneau « gendarmerie ». Je n'ai pas
confiance je n'y vais pas. J'ai une
gueule de
coupable. J'ai pas envie qu'ils me
prennent la
tête.
Il y a un vieux qui promène son chien
rabougri sur le trottoir. S'il vous
plaît
monsieur, vous pouvez pas venir m'aider
? Je
viens de me faire tabasser dans le
parc, j'ai
perdu mes lunettes, je vois rien, vous
pouvez
pas venir m'aider à les chercher ?
Je le supplie avec ma tronche défoncée
et
mes genoux à genoux dans ma tête.
Il me dit : « vous avez qu'à aller à
la
gendarmerie, là ! » m'indiquant la
direction
d'un petit coup de menton, les épaules
baissées.
Il ne parle pas fort. Il ne peut pas
comprendre. Il doit flipper lui aussi.
Il est seul
avec son chien et il veut juste qu'on
lui foute
la paix.
Je ne veux pas aller à la gendarmerie.
Je me sens abattu. Perdu. Merdeux.
Absent.
Mais qu'est‐ce que je fous là ? Ici.
Histoire glauque. J'ai du mal à
percevoir le
réel. J'ai la cervelle en copeaux de
vents. Je
ne suis pas apte à départager le vrai
du faux
dans ce cauchemar. Ahuri. C'est comme
dans
un film. Je ne maîtrise rien. Je ne
crois pas.
Je ne crois pas à ce qui vient de se
passer.
Je ne vois que ce que je crois.
J'implose.
Dans ma tête, c'est la guerre. Mes
pensées
sont furtives et s'éliminent comme des
mines
antipersonnelles. Rien ne tient, tout
est fébrile,
tout m'échappe. J'ai l'impression
de
divaguer. Il faut que je me planque.
Que je
me réfugie. J'aurais besoin de
réconfort.
Pas à la gendarmerie.
Je redescends la rue, puis tourne à
droite. Je
crois que c'est par là. Le parking. La
gare.
J'entre dans le hall.
Je fais quoi. Là. Comme une merde.
Comme
un zonard. La gueule démolie. Mes
coquards
et ma myopie.
Même pas mort.
Dans la salle d'attente, une fille
seule, assise,
attend avec sa valise. Le silence fait
écho.
J'appelle un copain de la cabine
téléphonique.
ma carte. Je lui explique rapidement le
problème. La grimace aux lèvres et
les
larmes aux yeux. Ok, il vient me
chercher
avec des amis. Les amis me rappellent.
‐ Bouge pas, le chef de gare va venir
te
chercher pour te mettre dans un endroit
safe.
Je vais les attendre là car la route
est longue
entre Lyon et Saint‐Germain‐des‐Fossés.
Même pas mort.
J'ai eu peur. Très peur. La peur de
mourir.
J'ai failli crever. J'y ai cru. J'ai
cru vivre mes
dernières minutes. Mes dernières
secondes.
Phase finale. Dans le cul de la lutte
finale. Ils
auraient pu me tuer. Chacune de ces
secondes comptait une éternité. Des
secondes comme un goutte‐à‐goutte.
Goutte
après goutte. Des gouttes d'une
amplitude
que je ne connaissais pas. Goutte
ultime.
Comme une agonie. Dans l'attente sans
fin
de la fin. Des secondes lourdes du
passé et
du présent. Des secondes brutales où
je me
suis dit que j'aimerais la vie tout le
reste de
ma vie s'ils ne me tuent pas. Je le
jure sur
ma croix. Mais c'est pas moi qui
décide. Moi,
je n'étais rien. (rien). C'est long.
Et c'est très
rapide. Insaisissable. Imperceptible.
Le temps
est élastique, il s'étire, se
rétracte, se
comprime, se recroqueville, bondit et
rebondit.
Incontrôlé. Extensible. Pesant. Il
fait trente
ans à chaque instant. Les secondes ne
se
fatiguent pas. Secondes harcelantes.
Elles ne
se finissent pas. Ne s'arrêtent pas.
Les
aiguilles disparaissent de tous les
cadrans.
Là, le temps n'existait plus. C'était
une
extravagance.
Le chef de gare me récupère près du
poste
téléphonique, et m'amène dans une
petite
pièce adjacente. Je vais pouvoir
attendre mes
potes, sans tracas. Je fume des clopes.
Je note : Aldo. Loubri. Sur un carnet.
Ces mots, il me semble les avoir
entendu
prononcer plusieurs fois. Peut‐être
s'agit‐il de
leurs prénoms...
Ils m'ont dit qu'ils étaient
Yougoslaves. Ils
disaient « Yougo ». Je crois que
c'est la
guerre là‐bas.
Quelle heure est‐il ?
Le temps s'était absenté un moment.
Pendant
une demi‐heure, trois‐quarts
d'heure. Ou
peut‐être deux heures. Je ne sais
pas.
C'est le temps qui veut ça.
C'est une histoire émouvante et si bien écrite. Quel talent littéraire!
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